Interview in French, by Nathalie Krafft (2001)

This interview, conducted in Radulescu’s apartment on Rue du Lac in Clarens on April 24 2001, is one of the most revealing of his interviews in French. It was first published in Le Monde de la Musique no.255 (June 2001), pp.46-49, and is here reproduced by permission.

Peu jouée en France, la musique d’Horatiu Radulescu est de celles qui s’impriment à jamais dans la tête et le coeur. La Fondation Gulbenkian lui consacre un homage le 30 mai [2001] à Lisbonne. Propos recueillis par N.K.

Les lieux ont du génie. Montreux, sur la rive Suisse du lac Léman, est de ceux-là. Dans ce périmètre magique ont vécu de magnifiques exilés: Igor Stravinsky, qui y a composé Le Sacre du Printemps et Petrouchka, Richard Strauss, Paul Hindemith, Vladimir Nabokov, Charlie Chaplin… C’est là que le compositeur franco-roumain Horatiu Radulescu a posé ses valises il y a quelques années et qu’il nous reçoit. Face à nous, le lac, argent ce jour-là, et les dents du Midi, que Radulescu voit comme
«une mâchoire inférieure dressé vers le ciel». En fond sonore, sa quatrième sonate pour piano, qu’un jeune pianiste travaille avec lui. Un peu plus tard, la musique de Biber accompagnera notre entretien.

LE MONDE DE LA MUSIQUE Revenons à l’origine de l’homme… Quand avez-vous quitté la Roumanie, où vous êtes né le 7 janvier 1942?


HORATIU RADULESCU En 1969, à la fin de mes études. J’avais vingt-sept ans et je suis venu vivre à Paris. En 1974, j’ai été naturalisé français. Je suis revenu en Roumanie en 1991, après vingt-trois ans d’absence, pour diriger une de mes oeuvres, Iubiri, mot qui signifique «amours». C’est la première fois que ma musique y était jouée. Revoir mon pays m’a fait un choc très fort. J’avais complètement oublié comment était la Roumanie, que je portais dans mon âme. J’avais dédié beaucoup de mes musiques à une Roumanie virtuelle et sublimée.

MDLM Vous avez donc été formé musicalement à Bucarest.

HR Oui, mais après mon baccalauréat. J’étais très fort en mathématiques, et tout le monde pensait que j’allais devenir un scientifique. Mais j’ai voulu faire une mathématique un peu plus poétique et me consacrer à la musique. J’ai eu trios grands professeurs au Conservatoire de Bucarest: Tiberiu Olah, Stefan Niculescu et Aurel Stroë. Le premier était plutôt le génie du diable, le deuxième le savant, et le troisième le génie pur. Le compositeur Anatol Vieru, lui, m’a beaucoup aidé quand j’ai passé l’examen d’Etat. J’avais écrit pour cet examen une symphonie pour un dieu polynésien qui a créé le monde. Cela n’a pas plu du tout aux professeurs, car pour eux j’avais composé une musique mystique, impérialiste. Vieru est intervenu en ma faveur. Avant, j’avais étudié le violon, mais ce n’est pas vraiment mon instrument. J’étais un peu paresseux et la position me semblait inhumaine. Mon professeur, Nina Alexandrescu, une dame très raffiné qui jouait Bach formidablement et dont le mari m’a donné mes premiers cours de contrepoint, avait été élève de Georges Enesco et de Jacques Thibaud à Paris. C’est elee qui m’a transmis le vrai microbe.

MDLM Composiez-vous étant enfant?

HR Oui, des lieder pour piano, des pièces pour flûte et piano. La première oeuvre que j’ai gardée, l’opus 0, Soneto di Dante pour voix de basse et violoncelle, je l’ai écrite vers dix-sept ans. Mais je n’avais pas appris la composition, c’est pour cela que c’est l’opus 0. Après, étudiant, j’ai composé des oeuvres que je n’ai pas conservées.

MDLM Comment l’inspiration vous vient-elle, si ce mot vous convient?

HR Oui, il me convient. Je suis en inspiration continue, mais à des intensités différentes. L’homme nage dans trois étages de l’âme. Dans le subconscient le plus souvent, dans le conscient parfois, dans l’hyperconscient rarement. C’est là que la vraie inspiration, le coup de foudre d’idées qu’on espère géniales. Elles peuvent surgir d’une image, comme les dents du Midi, d’un coucher de soleil, d’une nuit étoilée… J’adore la beauté. Contrairement à ceux qui, après la guerre, n’ont plus voulu cultiver la beauté. Pour eux, c’était un tabou.

MDLM Vos oeuvres portent des noms très choisis et très mystérieux. Ne seriez-vous pas un peu poète?

HR Effectivement, j’ai écrit environ soixante-douze poèmes, que je publierai un jour en plusieurs langues. J’adore les mots, pour leur sens mais aussi pour leur magie, leur phonétique, donc la musique.

MDLM N’êtes-vous aussi un peu peintre?

HR Oui, je peins. Justement, je viens de réaliser un petit projet sur le texte de Lao-Tseu que j’ai utilisé pour mon cinquième quatuor. Je l’ai reproduit de façon très fine, comme une neige à peine visible, puis je l’ai retravaillé avec des encres de Chine, comme une neige colorée. J’ai photographié et numérisé ce tableau, et mon cinquième quatuor va être joué à Berlin avec, sur scène, cette peinture comme un vitrail.

MDLM Où situez-vous la musique parmi les autres arts? Les hiérarchisez-vous?

HR Non. J’aime tout. Il y a aussi un côté ultime dans la peinture, avec Gaugin, Paul Klee, Michel-Ange, ou dans la poésie, avec Georg Trakl, Saint-John Perse. Georg Trakl, ainsi qu’Anton Webern et Paul Klee, sont des artists les plus purs qui soient parce que leurs oeuvres sont absolument tragiques. Trakl, qui était autrichien, est mort pendant la Première Guerre mondiale, à vingt-sept ans. Webern a composé des lieder sur ses poèmes. Ce qu’il a écrit, ainsi que Saint-John Perse, est tellement beau et abstrait que ce sont des symphonies de la parole. Trakl, avec très peu de mots, toujours les mêmes, mais dans l’apesanteur, arrive à faire la même chose que Webern avec la musique, aller vers la Lune. La musique sérielle, avec Schoenberg, Webern et Berg, parvient à l’apesanteur, ce que la science réalisera des années plus tard.

MDLM Quelle est votre relation à la musique du passé?

HR Je l’adore. Les musiques anciennes, Machaut, Josquin des Près, Monteverdi, Gesualdo. Tous les grands, Haydn beaucoup, Mozart énormément, Beethoven par-dessus tout. C’est de Beethoven que je me sens le plus proche. Son langage s’est décanté pour aller vers le plus abstrait de la pensée, du sentiment, de l’intuition ou de la sensation, les quatre points cardinaux de l’âme chez Jung. Il a touché ces quatre points en même temps. Trop de cérébralité aboutit à de la musique grise, trop de sensualité à quelque chose d’un peu stupide, trop d’intuition à un certain laisser-aller, trop de sensation à des décibels qui font mal au plexis. Les 12e et 14e Quatuors, les Variations Diabelli ou la 29e Sonate «Hammerklavier» de Beethoven sont des sommets de l’humanité, l’Himalaya de notre psyché. J’aime aussi beaucoup la lignée de Wagner, qui va de Tristan à la Nuit transfigurée de Schoenberg, jusqu’aux Métamorphoses de Richard Strauss. Ce sont les mêmes types de langages, qui glissent comme des fleuves.

MDLM A qui pensez-vous devoir le plus, pour votre propre psyché de compositeur?

HR A toute l’humanité, et pas seulement à la musique. Aux philosophes, aux peintres, au bordeaux, aux cigares! Les paysages m’inspirent, je suis très sensible à la nature sous toutes ces formes, même aux corbeaux qui viennent dormir dans un platane, face à mes fenêtres, et qui sont comme des fruits noirs. Certains ont cent cinquante ans! Its ont connu Tristan, Le Sacre!

MDLM Vous avez rencontré Olivier Messiaen. Quelles relations avez-vous eues avec lui?

HR Ils étaient très bonnes. J’ai presenté certaines de mes oeuvres dans sa classe, au Conservatoire de Paris en 1972 et 1973. Il y avait quelques réticences chez ses élèves, qui d’après lui ne pouvaient comprendre ma musique colorée, un peu rêveuse, mystique. Mais lui, qui était allé en Inde, la saississait très bien. Je ne peux pas dire que j’admire son oeuvre autant que celle de Beethoven, parce qu’il lui manque l’évolution. Les musiques les plus avancées, du type Beethoven, Josquin des Prés, Machaut ou Monteverdi, sont évoluatives, alors que Messiaen procède par juxtapositions. S’il a fait progresser le langage musical, c’est par ses modes à transpositions limitées qui s’approchent des couleurs du spectre parce qu’elles contiennent des intervalles inégaux. Mais sa musique est marquée par une certaine symétrie qui est un peu une arithmétique simple. Il n’y a pas d’évolution comme chez Bruckner, par exemple. Bruckner, c’est du Josquin des Prés fou. Il déclenche la foudre!

MDLM Parlons de la musique spectrale…

HR Je n’aime pas cette étiquette, même si, en 1969, j’ai inventé la musique spectrale, synthèse des Byzantins, des Hindous, du son lui-même, de la nature. J’avais remarqué que les échelles du son ne sont pas équidistantes comme sur le piano, mais qu’elles sont logarithmiques, donc de plus en plus tassées vers l’aigu. Avec ces éléments non équidistants, on peut créer de nouvelles harmonies, de nouvelles polyphonies, de nouvelles homophonies, de nouvelles hétérophanies.

MDLM Mais pourquoi ne voulez-vous pas de ce mot-là, spectral?

HR Parce que, je vous l’ai dit, je n’aime pas les étiquettes. La musique est la musique. Le reste est technique, secret de fabrication, syntaxe. On ne sait avec combien de dioxyde de carbonne ou d’azote Dieu fabrique les nuages. Mais ils sont beaux. La nature est belle parce qu’elle est infiniment complexe tout en se présentant très simplement.

MDLM Comment expliquez-vous que votre musique donne un tel sentiment de familiarité?

HR Parce que notre cerveau est spectral. Si on l’excite avec deux ou trois de mes sons, on entend les sept autres qui ne sont pas joués. Ce sont des phénomènes naturels, les harmoniques sont naturels. Je contredis l’histoire de la musique par certains rapports qui sont planétaires. Si vous avez l’harmonique 5, 16 et 21, 21 moins 16, cela fait 5. D’un point de vue historique, cela donne la tierce majeure, la tonique et la quarte-au-dessus. Dans toute l’histoire de la musique, la quarte devait retarder la tierce, mais cette fois-ci elles sont simultanées.

MDLM Quels sont pour vous les plus grands compositeurs vivants?

HR L’un d’eux est mort! [Il réfléchit longuement.] Pour moi, dans la génération qui me précède, les plus grands sont Xenakis, qui vient de mourir, et Stockhausen, même si j’apprécie aussi beaucoup Nono, Boulez, Ligeti, Kagel, Berio, Dutilleux. Si Xenakis n’est pas toujours le plus musical, il est le plus génial, comme l’est la tragédie grecque. Stockhausen est, lui, le plus musical, même s’il est un peu artisanal, un peu naïf. Mais il touche au cosmos par une autre magie. On n’a pas assez aimé Xenakis, qui était, comme moi, un exilé éternel.

MDLM Pourquoi ne vous êtes-vous jamais intéressé à l’électroacoustique?

HR Je ne suis pas forcément contre, car je pense qu’on peut tout utiliser, ou tout simuler, les instruments, les objets, les sons humains abstraits, les phénomènes naturels, les sons mort-nés ou digitaux, les langues. Quand la source du son est cachée, elle est enrichie et devient divine parce que, comme je l’ai dit tout à l’heure, Dieu n’explique pas tout sur la composition des nuages! En revanche, je trouve presque criminel de transformer les sons d’un quatuor à cordes, de mettre des agrafes ou des choses de ce genre sur des Stradivarius. Créer des sons est différent. Je l’ai fait à l’IRCAM avec la machine 4X, où je suis arrivé à un spectre de 99 composantes, 99 harmoniques qui ont leur propre périodicité. Quand ils se mettent en face, cela donne l’effet de la tour Eiffel faisant un pizzicato dans la Seine! Seule l’électroacoustique permet ce son unique, fantastique.

MDLM Vous aimez les expériences musicales rares…

HR Oui, j’adore créer des choses uniques. Comme Byzantine Prayer, à la mémoire de Scelsi, pour quarante flûtistes jouant 72 flûtes, une pièce très condensée qui est un rituel incantatoire. Ou comme Awakening Infinity, ce qui signifie Infini réveillé, ou éveillé, avec 25 musiciens jouant en cercle. L’électronique renvoie dans la salle le son spatialisé produit sur scène, ce qui crée une stéréophonie du petit cercle de la scène au cercle plus grand de la salle.

MDLM Ecrivez-vous pour la voix?

HR Bien sûr. Je viens de composer des lieder pour soprano et deux trompettes sur des textes de Giuseppe Ungaretti, un formidable poète italien mort dans les années cinquante. Un de ces poèmes, Silenzio in Liguria, représente pour moi la plus belle définition de l’amour érotique. L’ensemble de ces onze lieder porte le nom d’un des textes, End of Cronos. Cela ne signifie pas le temps, mais un des personnages de la mythologie grecque.

MDLM Avez-vous déjà songé à écrire un opéra?

HR Oui, j’ai un projet depuis une quinzaine d’années, celui de composer une oeuvre sur l’histoire d’Alexandre qui part avec un de ses disciples en Inde pour trouver le secret de l’immortalité. le disciple le découvre mais ne le donne pas à Alexandre, qui a déjà trop de pouvoir sur terre. Il ne peut pas avoir les deux. Je voudrais inventer un nouveau rituel, comme Orfeo de Monteverdi l’a été, avec tous les moyens d’aujourd’hui. On peut faire des milliards de choses. Mais d’autres viendront après moi.

MDLM A quel numéro d’opus en êtes-vous? Et pourquoi la plupart des compositeurs aujourd’hui n’utilisent plus de numérotation?

HR J’en suis à l’Opus 103, mais beaucoup de mes pièces ont plusieurs versions. Par exemple, en 1995, j’ai donné une orchestration plus riche à l’opus 10, Credo pour neuf violoncelles (1969), la première partition spectrale. Après trente ans, j’ai voulu retravailler cet océan, pour pouvoir livrer une photo des vagues aujourd’hui. Quant à savoir pourquoi les compositeurs ne numérotent plus leurs oeuvres, je vous répondrai que même Stockhausen le fait. Certains autres donnent les noms poétiques, ce qui était à la mode dans les années soixante-cinq. Il y a ainsi beaucoup de musiques un peu délavées qui ont un petit titre pseudo-poétique, en général d’une poésie aussi médiocre que la musique. D’ailleurs, je pense qu’on peut presque deviner la qualité d’une musique d’après son titre.

MDLM Qu’écrivez-vous en ce moment?  
 
HR Un concerto pour violoncelle et orchestre dédié à Catherine Marie Tunnell. C’est une commande de Radio-France dont je suis très heureux. Mais je suis un peu lent, j’en suis à peu près au milieu. C’est une oeuvre en quatre mouvements de trente-quatre minutes, concertante et non concertante en même temps, car je déteste la pure virtuosité. Je l’ai nommée Ulysses, en anglais, à cause de Joyce: le mythe d’Ulysse m’habite depuis toujours.

MDLM Quand sera-t-elle créé?

HR Je ne sais pas, quand je serai mort… J’ai un peu peur de cette oeuvre parce que son quatrième et dernier mouvement s’appelle «Le Retour céleste». Le premier mouvement est intitulé « Divin exil», le deuxième «La lumière de l’origine», le troisième est fait de rituals qui sont plus ou moins le retour d’Ulysse, le quatrième, donc, «Le Retour céleste»: Ulysse, qui a consommé tous les exils, retourne vers ses dieux.

MDLM Vous avez peur, alors que c’est vous qui en avez décidé?

HR Oui, mais on a parfois des prémonitions.

MDLM Vous semblez beaucoup aimer le violoncelle.

HR C’est un peu un hasard, mais cet instrument a une étendue énorme, de la basse jusqu’au soprano superdramatique. Je compose pour beaucoup d’autres instruments. Ainsi, je dois écrire une sonate pour violon et piano, une sonate pour alto et piano, un trio à cordes, des duos pour violon et violoncelle et, pourquoi pas, pour alto et violoncelle.

MDLM Comment écrivez-vous?

HR Papier, crayon, mais surtout l’ordinateur. Le programme, très complexe, permet d’entendre la maquette, l’architecture. Je peux jouer, par exemple, ma troisième sonate pour piano avec l’ordinateur. Elle n’aura, certes, pas la carnation du piano, mais elle aura les tempos et toutes les notes jouées.

MDLM Vous employez de plus en plus de musiques, disons, folkloriques. Pourquoi?

HR Je ne l’ai pas toujours fait, mais je suis de plus en plus attiré par des sources ancestrales qui permettent de créer du futur a-historique. Ce sont des archétypes, de la génétique sonore. Certaines mélodies, qui ont été «vérifiées» par des millions de gens et par l’Histoire, sont tellement belles… Comme une pierre qui a été caressée par la mer pendant dix milles ans: sa surface est lisse, parfaite. Cela donne un Brancusi plus beau qu’un Brancusi. Dans ma troisième sonate pour piano, j’utilise une mélodie jouée par un berger au début du siècle, sur une flûte qui n’a pas de trous. Il ne jouait donc que des harmonies naturelles et faisait du protospectral absolu! [Rires.] Cette mélodie, dont la forme est parfaite, est d’un beauté rarissime. Les folklores ont en eux le naturel des phénomènes acoustiques. Ainsi, jouer sur les harmoniques d’un son et créer sur elles leurs propres petits volcans de spectralité, c’est logique, naturel, beau et tonique, et en même temps indécelable: on ne peut deviner comment c’est fait. Donc, c’est déjà de l’alchimie divine. Le monde est infini, et nous, on est là, avec nos petites antennes, pour faire la liaison…

MDLM Le monde est infini, mais y a-t-il quelqu’un au-dessus?

HR Je crois que nous sommes dépassés par des choses que nous ne pouvons pas encore comprendre. Est-ce qu’une fourmi comprend l’Opus 131 de Beethoven, son 14e Quatuor? Mais tous deux coexistent! Nous et Dieu, c’est un peu la pourmi et l’Opus 131.

Montreux [/Clarens], 24 avril 2001